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Jour 36 : Souvenirs de mes vingt ans - France Culture

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La grande peur de mes vingt ans, c’était de ne jamais appartenir à la secte des branchés.

J’allais à des vernissages bizarres, à des lancements de livre, à toutes sortes de happening dont j’avais reçu, à la librairie où je travaillais, le premier sésame cartonné, comme à la rencontre de mon destin. Tous ces gens plus âgés, à peine plus que moi, ceux de la génération intermédiaire, trop jeunes pour appartenir à celle de mes parents, trop âgés pour partager ma naïveté, me fascinaient infiniment. 

Je me souviens d’un événement organisé vers La Chapelle, localisation alors en soi décadente, autour de la sortie d’un livre de Gilbert et Georges, que les artistes anglais dédicaçaient sur les culs des courageux acheteurs. Il y avait là, une fille, très belle, qui hurlait qu’elle venait de perdre son père. L’ambiance était au deuil et à la vie, entremêlés, nocturnes et parisiens. Je suis allé au lancement d’un livre dans la caserne Saint-Sulpice, où totalement ivre je me suis endormi sous un camion de pompiers. Je suis allé une nuit au marché des fleurs exotiques de Rungis, là où on mettra un jour les morts du coronavirus, pour le lancement d’un livre au titre d’orchidée. 

J’ai croisé Robbe-Grillet à une fête des Inrocks, j’ai serré la main de Beigbeder en haut de l’escalier qui descendait au sous-sol de chez Castel, où il donnait une fête en hommage à McInerney. J’ai entendu Houellebecq lire des poèmes sur le toit-terrasse de son ophtalmo du 16e, je me suis fait dédicacer un livre par David Lynch, j’avais des amis qui allaient jouer au poker chez Christophe. J’ai fumé de l’herbe avec des pubards mélancoliques qui écoutaient du rap et qui rêvaient du grand roman français des années 2000. J’ai lu Ballard, Gibson, Burroughs, Dantec, Lester Bangs et Mehdi Belhaj Kacem. 

C’était très excitant. J’avais l’impression d’être rentré, parfois, dans l’écran froissé de l’émission Tracks, qui j’avais tellement regardée à la fin de la décennie précédente, avant de monter à Paris. Certaines de mes actions artistiques auraient mérité d’être relatées par la voix off de l’émission – la Dominque Chiappa de la branchitude. J’ai vu Houellebecq et Burgalat, Katerine et Peaches en concert. Certains soirs où ivre de bonheur je courais de toits en toits sur les voitures alignées dans une ruelle de Montmartre j’aurais mérité de figurer dans l’émission nocturne de Taddeï, dans un poème de Max Jacob. 

Du rêve d'être (un écrivain) branché à la peur d'être déjà devenu ringard

J’ai publié, à l’apogée de mes années 2000, un livre aux éditions Léo Scheer. L’idée d’être branché a fini par me passer : je ne l’ai jamais été mais j’ai connu assez de gens qui l’étaient pour pouvoir truquer sans trop de difficulté cette partie de ma vie. J’ai oublié d’aller au Baron, mais quelqu’un m’avait invité à l’anniversaire de Mouloud Achour au Silencio, et je crois que je peux facilement transposer. J’ai fini d’ailleurs par atteindre, un peu par accident, le graal ultime des branchés de ma génération, par occuper une place de chroniqueur hebdomadaire dans son émission Clique – l’héritière en ligne directe du grand Nulle part ailleurs de ma jeunesse. 

Et de 2010 à 2020, j’aurai surtout connu mon petit succès littéraire : j’aurai publié mon premier roman chez Gallimard, j’aurai été deux fois chez Taddeï, à Ce soir ou jamais, j’aurai eu le prix de Flore, j’aurai été à On n’est pas couché, où Yann Moix aura fait l’éloge de mon livre. On réécrira sans doute l’histoire pour moi, avec l’aide d’aussi brillantes archives : on pourra faire de moi une sorte de Cocteau d’avant les années Covid. Je me souviens, alors que j’avais dix-sept ans et que je ne connaissais de sa vie que ce qu’on y devinait dans l’émission Un siècle d’écrivains sur Radiguet, que j’avais tout de suite reconnu Cocteau dans le personnage du sportif un peu crétin d’Octave, dans La recherche du temps perdu

J’ai noté le fulgurant retour à Camus de la période pré-épidémique. J’ai noté comment la figure du soignant est rapidement devenue l’égale de celle du résistant – et à moins, comme le suicidaire Nimier, de publier après la crise un livre qui raconterait l’assassinat d’un soignant, comme le personnage des Epées assassine un juif à Paris en 1945, pour dénoncer, avec un panache aussi contestable qu’hallucinant, les dérives révisionnistes du culte de la Résistance,  j’ai peur de ne jamais parler de l’héroïsme des soignants : tellement pas mon genre, à moi qui écris plutôt des livres sur les milliardaires. 

J’ai peur ainsi, alors que triomphera un nouvel absurde, un nouvel existentialisme, de devenir soudain, comme Cocteau, en 45, un écrivain ringard. 




August 17, 2020 at 05:33AM
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Branché

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